L’école de la couleur lumineuse

Par Jean-Paul Deremble

On vient à Chartres pour apprendre le vitrail et son installation dans un bâti, comme on va à Ravenne pour apprendre la mosaïque, ou à Assise ou à Saint-Savin pour la fresque. Les techniques anciennes et modernes s’y confrontent, des expositions font connaître les créations des artistes des différents pays et les tendances contemporaines, les colloques et les publications maintiennent la tradition des recherches du sens. Il faudrait multiplier les échanges au pied de chaque verrière de la cathédrale pour mesurer combien l’œuvre d’art synthétise les pensées et les engagements d’une époque et plus encore pour ressentir la pertinence sensible de la vie des formes. Il faudrait réactiver en ce lieu l’École des arts libéraux magnifiés par l’art, source d’une sagesse dont il faut sans relâche reconstruire la demeure.

On vient à Chartres pour accueillir l’instinct de création. Tant de beautés installées au cours du temps en ce lieu, une fois reçues, conservées, entretenues, restaurées, commentées, ne peuvent qu’exciter le désir de poursuivre l’aventure et de créer encore et encore. Le pèlerin discret, s’il est monté jusqu’à ces sommets d’humanité, repart le cœur en joie, comme le dit l’auteur du guide de Saint-Jacques à propos de Conques, plus fort pour affronter les adversités, puisque convaincu de la présence de cet autre qui donne vie quand la mort est là omniprésente. Il repart artiste de la création, et l’artiste plus confirmé, après avoir puisé abondamment l’inspiration qui affleure autant dans les cryptes avec son puits que dans les parties hautes, façonne encore davantage cette création livrée en devenir, une création qu’il faut à chaque instant enfanter. Sur la route des pérégrinations humaines, il y a des étapes, des lieux d’hospitalité où la force de l’accueil transforme l’hôte accueilli et créé en hôte accueillant et créateur. Et comme le dit Suger, « l’esprit d’abord ébloui à la vue de tant de beautés, reprend sa marche en avant pour gravir de matières lumineuses en matières lumineuses le chemin qui mène à la vraie Lumière immatérielle ».

Les couleurs de Chartres

Certes on vient à Chartres pour l’expérience grandiose de la couleur bleue, parce que cette couleur mémorisée est source de paix maternelle, de ciel, de nuit illuminée… À la suite de Michel Pastoureau il faut continuer d’explorer la symbolique des couleurs, pas seulement le bleu, mais le rouge, le jaune, le vert qui sont les signifiants d’une langue universelle. L’art contemporain brille dans cette exploration de la puissance des couleurs et a créé des sensations très neuves dont nous avons le plus grand besoin pour comprendre comment naît la création en ses premiers jours, pour saisir les couleurs du ciel et de ses astres et celles de la terre et de ses végétaux.

Chartres est une école sans pareille de la couleur lumineuse, celle du verre coloré ; on vient à Chartres pour ressentir la symphonie des tonalités élaborées dans la lumière à partir de quelques tons fondamentaux. Ces couleurs font donc écho aux couleurs de la nature et l’harmonie entre celles de la nature et celles de l’art est une source d’enchantement incessant.
Il s’agit de montrer ici combien la création artistique entretient avec le lieu de sa formalisation des liens mystérieux de dépendances. L’endroit où l’artiste travaille n’est pas indifférent à la qualité de son travail, souvent il lui importe de trouver la meilleure place pour solliciter l’inspiration ; la qualité du paysage, de l’atmosphère, du bâti détermine l’aptitude à créer. Nous conservons dans notre mémoire le souvenir de ces espaces privilégiés où notre esprit a vibré aux dimensions de l’universalité, et sans doute y allons-nous régulièrement pour éprouver à nouveau ce souffle de l’Esprit si nécessaire à la création.

Le lieu de la création

Chartres fait partie de ces hauts lieux qui mobilisent les hommes en quête de transcendance. On vient à Chartres, dans sa cathédrale plus précisément, pour se ressourcer, s’inscrire dans la chaîne des prédécesseurs et résonner à leurs multiples sollicitations esthétiques et spirituelles. Comment comprendre une telle fidélité à nos lieux de mémoire sinon par l’attraction irrésistible des sites les plus remarquables, consciente ou non, collective ou individuelle, obligée ou libre. L’augmentation considérable, tout dernièrement, de la fréquentation des sites historiques et artistiques témoigne d’un besoin très fort d’explorer ses racines pour affronter sans doute un avenir incertain et plus certainement pour continuer d’écrire l’histoire.

Du lieu à la mémoire, de la mémoire à la création, de la création à l’actualité chartraine, c’est le cheminement de l’Esprit qui, sans trop savoir d’où il vient ni où il va, croise les routes des hommes en des lieux et des moments précis pour la plus grande joie d’une création inspirée.

Ainsi la simple situation de l’individu dans un lieu donné lui donne une conscience d’exister par-delà le temps. Au contact du sol, des pierres, de la nature, le temps cesse de fuir, un être-là résiste et s’impose à l’homme confronté à l’énigme de ses origines et à l’accélération du temps. On est loin de tout acte créateur au sens anthropologique actif du terme, car dans cette expérience d’un donné préexistant l’homme est passif, il constate une création dont il n’est pas l’auteur. Ce constat pourrait l’anéantir, il le grandit au contraire en lui révélant l’extraordinaire puissance de ce qui est donné avant toute prise de conscience. Les mythes de la création racontent l’action créatrice d’un être autre que l’homme, qu’il faut oser nommer Dieu. Il n’y a pas de commencement sans cette séparation entre rien et quelque chose qui n’est pas le fait d’abord de l’être humain. Dans le récit biblique, l’organisation de la nature occupe cinq journées, et il faut attendre le sixième jour pour que l’homme enfin émerge, façonné avec les matières de cette nature, installé dans le jardin édénique qui condense le monde créé. Peut-on imaginer l’éveil d’Adam face à cette nature merveilleuse et la sensation d’une présence divine sans doute abstraite qui accompagne ce moment ? et encore davantage son second éveil dans le même lieu, mais avec la sensation d’une présence féminine cette fois-ci très concrète.

Le lieu de la mémoire

Pour garder la mémoire de ces moments de création, les hommes ont érigé des monuments, qui par définition mémorisent le temps en l’inscrivant dans un espace précis. L’écoulement ininterrompu du temps se condense en mémoire par l’aménagement d’un lieu et la construction d’un édifice. Le monument fait mémoire et il suffit de s’y rendre pour entrer dans cette dynamique du souvenir construit et générateur de nouvelles sensations.

Le monument n’est pas installé n’importe où, il signale de loin le point d’alliance entre la terre et le ciel, et les foules s’y dirigent ou y passent depuis des lustres. Les exemples abondent dans toutes les régions du monde, il suffit d’évoquer Jérusalem, l’Acropole, le trophée de La Turbie, entre les provinces cisalpine et transalpine de Rome, le Finistère de Galice et Saint-Jacques de Compostelle, la colline de Vézelay, les viaducs, etc. Le monument signifie concrètement la mémoire, ce qui demeure en ce lieu de l’aventure des hommes qui traversent les siècles en quête de sens. Le monument est propice à la célébration religieuse, c’est-à-dire à la commémoration, et l’archéologie démontre souvent la diversité des cultes qui s’y sont succédé depuis la nuit des temps. On est frappé de l’immobilité du lieu à travers les tourmentes du temps quand, strates après strates, on vérifie que les diverses constructions occupent rigoureusement le même endroit. Les Chrétiens, parmi les derniers venus dans l’histoire des religions, ont mis en valeur de nouveaux sites, mais ils ont repris la plupart des sites anciens. La mémoire du lieu s’impose comme une constante féconde, elle constitue le berceau de l’histoire.

La modernité veut faire croire à l’absolue rupture avec le passé pour se définir, mais c’est une illusion orgueilleuse et immature. La modernité n’existe pas sans l’histoire qui la précède avec laquelle elle est plus ou moins fâchée, mais sans laquelle elle ne peut s’épanouir. L’expérience montre que les plus grands créateurs ont un sens aigu de la tradition qui les précède, et sont habités par une culture très vaste ; les artistes contemporains de même naissent de cette fréquentation incessante avec le patrimoine, et pour se développer entreprennent des voyages qui les amènent sur les lieux d’une création antérieure. Quelques-uns ont la chance d’un séjour à Rome, à Athènes… à Chartres, dans l’une de ces prestigieuses écoles de la culture la plus raffinée, tous mettent leurs pas dans les traces des créateurs illustres en se rendant en pèlerinage sur les lieux de naissance, de mort ou de vie des maîtres.
La création se situe en ce point de jonction du lieu de naissance et de la puissance de vie, et ce n’est pas le moindre des paradoxes que d’être obligé de revenir sur ses propres traces, de remonter consciemment et douloureusement jusqu’à son origine, comme le saumon, non pour brimer la vie et la castrer mais pour la libérer. Les raisonnements sont impuissants à démontrer cela, mais l’expérience le prouve, l’analyse l’atteste, la création artistique le vérifie.

Quand l’homme visite son passé, il le fait toujours à un moment présent : grâce aux vestiges conservés par le temps et surtout par son désir de connaître les faits et gestes de ceux qui l’ont précédé, il actualise parfois des milliers et des milliers d’années. L’acte de mémoire n’est pas en soi une fuite dans une histoire révolue, mais bien le moyen d’entrer dans l’histoire et d’assurer sa continuité. Peu importe la quantité d’événements conservés, peu importe ce qu’on a oublié, seul compte l’évocation puissante et sensible d’une impression, d’une couleur, d’une maison, d’une architecture, d’un récit, d’une chronologie… passés, car à cet instant un nouveau présent s’éveille, riche de l’intensité particulière de la durée.

Parmi tous les « lieux de mémoire », Chartres occupe une place éminente. Sa situation sur un socle calcaire qui surplombe et la vallée de l’Eure et la plaine de la Beauce en fait un site naturel remarquable. À l’instar des collines inspirées, Chartres exerce la même fascination depuis des lustres : les druides, les Romains, les premiers Chrétiens, les évêques, les princes, les pèlerins de toutes conditions ont occupé le lieu d’abord en fonction d’une résonance naturelle avec le divin. L’autel semble être dressé là depuis toujours, sur la proue saillante d’un rocher qui pointe vers l’Est, à la rencontre du soleil levant et déjà un peu dans le ciel. Péguy s’est fait le chantre d’une liturgie cosmique propre à Chartres, et sa poésie scande régulièrement la marche de ceux qui s’en approchent. Le dialogue entre les moissons de la plaine et l’offrande du pain au sommet a pris la suite des célébrations sylvestres du gui, c’est toujours la même célébration inscrite dans la topographie.

Le lieu de l’enseignement

Si l’enseignement de l’histoire ne se fait plus comme avant à l’école, il suffit de fréquenter les monuments dits historiques, en particulier la cathédrale de Chartres, pour acquérir cette conscience d’une histoire en trois dimensions, pas seulement la connaissance des faits passés, mais surtout la pratique d’une histoire en train de se faire. On aimerait que les lieux publics soient dotés d’autant de signes et d’images pour guider les hommes dans leurs démarches quotidiennes dans le sens d’une histoire visualisée. Certes pour comprendre tous les messages de la cathédrale, il faut être guidé et réapprendre la langue des témoins de l’histoire ; la connaissance des mythes fondateurs, des légendes sacrées, des paraboles, des symboles est indispensable ; la cathédrale permet un tel apprentissage d’une actualité et d’une nécessité évidentes.
Au-delà des apprentissages toujours laborieux, la cathédrale offre surtout un lieu de célébration et de fête. Dans cet espace, tout est conçu pour une liturgie qui donne de goûter les connaissances, non plus seulement d’un point de vue intellectuel, mais de façon communautaire et heureuse. Cette conscience de l’histoire dont le monument garde la mémoire débouche essentiellement sur l’expression d’une appartenance à un peuple où se mêlent les origines, les croyances, les identités. L’espace, le lieu cathédrale, offre de réconcilier ce que le temps disperse et ce que les tensions divisent : les générations se retrouvent, les corporations se réunissent, les clans s’assemblent, une nouvelle humanité prend forme, parce qu’animée par une dynamique du temps qui a trouvé sa résolution en cet endroit précis. Il existe peu de monuments qui exercent autant de fonctions éducatives et soient capables de configurer l’humanité dans sa définition fondamentale de peuple de Dieu, c’est une chance à ne pas laisser passer si on est sensible au devenir de l’homme.

L’école de Chartres pour les arts

De tous les phénomènes provoqués par la cathédrale de Chartres, la capacité d’accéder au temps passé à l’instant présent, dans le même temps que le présent, n’est pas des moindres. La lumière qui irradie le monument n’est plus celle du Moyen Âge, mais bien celle d’aujourd’hui, et si les verrières résistent depuis des siècles pour accueillir la lumière solaire, c’est l’illumination présente qui impressionne de façon durable. Le monument et ses vitraux, par leur insistance dans le temps, jouent le rôle des pédagogues, ils guident pas à pas les découvreurs de lumière. L’école chartraine de la lumière ne résulte pas seulement de l’évocation d’un passé révolu dont on serait nostalgique, mais bien d’une expérience actuelle, d’une actualisation du mystère de la lumière désirée depuis la nuit des temps.

Les couleurs de Chartres sont toujours inédites, éphémères aussi, si le goût de les accueillir faiblit. Mais comment retenir la lumière sans lui offrir chaque jour de nouveaux supports, de nouveaux verres propices à sa manifestation. L’école de Chartres pour les arts est faite de ce double mouvement d’émission et de réception. Le récepteur devient à son tour émetteur. Sans la réception qualifiée de la lumière aucune émission n’est possible, mais par la réception de la lumière il devient enfin possible de l’émettre. Déjà le verre dit ce prodige d’une matière qui recevant la lumière ne la garde pour elle toute seule mais la transmet. Heureuse école de la transmission de la lumière élaborée dans le creuset des arts de la couleur.

Jean-Paul Deremble,
Vice-président du Centre international du Vitrail