Qui a payé?
Le coût de la réalisation, en matériau, énergies humaines, temps et argent, est difficile à apprécier précisément, mais il est immense. L’agrandissement des surfaces vitrées dans les édifices gothiques a considérablement accru leur coût et ce sont les verrières qui coûtent proportionnellement le plus cher dans la construction.
Pour apprécier le prix d’une verrière, on a quelques rares mais précieux indices: la mention d’une somme de 30 livres parisis offerte par Philippe Auguste à Soissons pour l’exécution d’une fenêtre du choeur de la cathédrale. Il est quasiment impossible de dresser des équivalences entre la livre-parisis et notre euro, tant les questions du coût de la vie se posent en termes différents. On peut néanmoins avancer l’ordre de grandeur, très relatif évidemment, et avec ce que peut avoir de ridicule de telles appréciations, de 30 000 euros par verrière. Sachant qu’il y a près de cent cinquante fenêtres à vitrer à Chartres, on peut imaginer le coût gigantesque qu’a dû représenter la construction des vitraux de la cathédrale par rapport à une population qui n’atteignait pas, à l’époque, 7 000 habitants.
Une part, faible, de l’argent de la construction vient des dons des pèlerins. Les travaux d’André Chédeville ont montré néanmoins que cette part était moins importante qu’on ne l’avait cru jusque là.
Le roi, Philippe Auguste, intervient peu, ce qui est normal en ces terres qui ne sont pas les siennes, et le cartulaire rapporte qu’il a donné 200 livres pour la construction, ce qui reste symbolique.
Directement ou indirectement, c’est en grande partie sur la population qu’a pesé ce coût. Un écrit contemporain de la construction de la cathédrale, les Miracles de Notre-Dame, rédigé vers 1210 pour glorifier les miracles opérés par la Vierge à Chartres, exalte le rôle du peuple, qui aurait participé avec ferveur et enthousiasme à la construction par des dons en nature. La réalité est sans doute plus dure, et cet écrit a vraisemblablement pour fonction de présenter sous la forme de contribution volontaire ce qui était suscité en forme d’impôts. Contrairement à ce que laissent entendre ces récits, il n’y eut, ni à Chartres ni ailleurs, d’élan populaire aussi spontané. Il faudrait même opposer à ces présentations idylliques et incitatives le contre-témoignage offert par la manifestation violente dont fait écho le cartulaire chartrain pour l’année 1210.
A l’évêque revient traditionnellement la charge de recueillir les fonds pour la construction de la cathédrale, d’ordonner des quêtes, de susciter des corvées, mais aussi de prélever sur ses fonds propres, qui sont considérables en ce qui concerne celui de Chartres en ce temps, Renaud de Mouçon. Autour de l’évêque, les chanoines sont très concernés par la construction, et on connaît la richesse du Chapitre chartrain en cette Beauce fertile. Mais si l’essentiel de la réflexion intellectuelle et une grande part du financement de la cathédrale reposent globalement sur eux, ils se signalent peu concernant les vitraux: quatre verrières basses, dix lancettes et deux petites roses sont offertes par des clercs, ce qui est proportionnellement faible.
L’argent vient aussi des nobles de la région chartraine, soucieux de se montrer en mécènes actifs, et désireux de faire de leur cathédrale un des miroirs de leur prestige, d’autant que leur richesse s’est accrue du fait des croisades: celle vers l’Orient, qui aboutit au sac de Constantinople en 1204, a été l’occasion de ramener un large butin. Un grand nombre d’entre eux sont figurés en donateurs des verrières hautes aux côtés de la famille royale: ainsi Louis VIII, Etienne de Sancerre, Guillaume de la Ferté, Simon de Montfort,Thibault VI, comte de Blois et de Chartres, Ferdinand III de Castille, Raoul de Courtenay, Robert de Champignelles, un seigneur de la famille Bar-Loupy, Bouchard de Montmorency, Robert de Beaumont, Jean de Courville, Pierre de Dreux dit Mauclerc, Jean Clément de Metz, seigneur du mez et d’Argentan, Philippe Hurepel, comte de Boulogne…. En tout les aristocrates n’offrent que trois verrières de l’étage inférieur, mais vingt-six lancettes de l’étage supérieur, deux grandes roses et treize petites roses.
Au bas de beaucoup de verrières de l’étage inférieur figurent des portraits d’artisans et de commerçants au travail. C’est un phénomène dont il convient de souligner l’importance, car il s’agit du plus ancien exemple conservé de donation d’artisans au travail figurés dans l’art du vitrail. Certains, comme les cordonniers de la verrière du Samaritain (baie 44), se font représenter dans l’attitude explicite de l’offrande: il ne fait pas de doute à nos yeux, comme à ceux de la plupart des chercheurs, qu’ils ont contribué au financement de ces verrières. Ils sont là vingt-deux corps de métiers différents: vingt-cinq verrières de l’étage inférieur et seize de l’étage supérieur sont offertes par des corporations, un chiffre considérable: boulangers, poissonniers, bouchers, taverniers, porteurs d’eau, armuriers, maréchaux ferrants, merciers, fourreurs, drapiers, pelletiers, maçons, charpentiers, menuisiers, tailleurs de pierre, tisserands, cordonniers, tanneurs, corroyeurs, charrons, vignerons, changeurs…, taillent, coupent, frappent, produisent, échangent, conversent…
On remarque que, de toute évidence, la répartition des donateurs se fait en fonction de la structure de la société féodale: les artisans globalement offrent les verrières basses, les aristocrates se réservant majoritairement l’étage haut. La partie basse de la nef, lieu des laïcs, est entièrement offerte par des artisans, tandis que, autour de l’espace sacré du choeur, des clercs et des nobles se mêlent à eux.
Ces donations, conjuguées à la détermination de l’évêque et des chanoines, ont permis une construction exceptionnellement rapide. Beaucoup de chantiers de cathédrales traînent en longueur faute de continuité dans le financement. La rapidité de celui de Chartres, qui commence en 1194, après l’incendie de la cathédrale, et s’achève, pour l’essentiel, en 1221, lorsque les chanoines prennent possession des stalles, favorise la très belle cohérence du style et du programme iconographique des vitraux.
Qui réalisait la création?
La réalisation des vitraux a été confiée à des ateliers d’artistes et artisans, qui travaillent nécessairement en parfaite communion avec les chanoines commanditaires. Le vitrail est un art d’une infinie complexité. Sa fabrication met en jeu des catégories d’artisans très diverses qui doivent collaborer pour une création commune :
- Il y a ceux qui fabriquent le verre, opération longue qui consiste à provoquer la fusion, dans des fours portés à haute température, d’un mélange de deux tiers de cendres de hêtre et d’un tiers de sable bien lavé.
- Il y a ceux qui veillent à sa coloration. Le verre est coloré dans la masse, grâce à l’ajout, à la silice en fusion, de substances minérales: oxydes de cobalt pour le bleu, de cuivre pour le rouge et le vert, de manganèse pour le pourpre, d’antimoine et de fer pour le jaune.
- Il y a ceux qui soufflent la pâte pour en faire une plaque de verre, que l’on découpera ensuite aux dimensions requises par la forme que l’on veut représenter. Les artistes chartrains s’approvisionnent en verre à Senonches et Longny-au-Perche. Pour chaque fenêtre il faut définir la palette chromatique, définir des alliances de couleurs adaptées à l’atmosphère du récit et à l’emplacement de la verrière dans la cathédrale (le bleu, par son pouvoir irradiant, est davantage propre au nord, le rouge, qui filtre la lumière, au midi), sachant que la disposition des couleurs a parfois une pertinence symbolique, mais qu’elle est bien plus souvent étudiée en fonction d’un effet ornemental et poétique indépendant du sens référentiel des couleurs.
Tandis que certains établissent la structure géométrique de la ferronnerie, d’autres découpent les plaques de verre en fonction de cette esquisse, d’autres enfin préparent les plombs qui seront soudés pour maintenir en place le puzzle de morceaux de verre, que d’autres artisans s’emploieront à mastiquer afin d’assurer l’étanchéité de la fenêtre. Les peintres quant à eux ont la mission artistique par excellence: celle de définir les contours des silhouettes, de dessiner expressions, drapés, détails physionomiques à l’aide de la grisaille, matière brune ou noire qui est fixée par une nouvelle cuisson.
Aucune de ces étapes préalables ne peut se réaliser sans que les artisans sachent à quoi sera destiné leur travail: chaque récit nécessite une réflexion coordonnée pour déterminer la longueur et le nombre des épisodes, les sens de lecture, les couleurs les plus adaptées à la tonalité du récit… Les histoires se suivent, toutes différentes dans leur portée politique et spirituelle, mais aussi dans leur rythme narratif: il faut adapter les ressources de la géométrie pour que les réseaux de ferronnerie rehaussent la dynamique du récit, trouver l’équilibre juste entre les fonds ornementaux et les panneaux historiés.
Il faut surtout au préalable réfléchir à la transposition des textes en images. Les sources dont on dispose sont des extraits des Écritures, des vies de saints, rédigées, pour la plupart, plusieurs siècles auparavant, parfois même des légendes transmises oralement. Certaines avaient déjà reçu des illustrations et les artistes, qui ont connaissance de ces traditions, apportent leur expérience. D’autres n’avaient été mis en images jusque là, du moins avec un tel développement. Il faut donc recourir aux textes, les synthétiser, sélectionner des épisodes, les transformer en images.
Qui le fait? Ce ne peut être qu’une œuvre de collaboration entre les théologiens que sont les chanoines et les artistes. Ensemble il leur revient de faire les choix de motifs, les accents spécifiques à donner au récit, les épisodes à développer, les modes de liaison entre les scènes, mais aussi de trouver des correspondances d’un récit à l’autre pour qu’ensemble ces chapitres écrivent un livre structuré. Plus les fenêtres sont nombreuses, plus les artistes sont contraints d’inventer des gestes nouveaux, des attitudes, des décors, de sortir des codes iconographiques limités du passé, d’intégrer des observations du quotidien. Autant de choix qui trahissent inévitablement les préoccupations du moment, celles de la vie politique, religieuse, sociale de ces années 1200. Tout parle à travers ces récits remodelés, mais aussi malgré eux: l’ordre social et sa hiérarchie, les débats préalables au quatrième concile de Latran, les conflits qui montent la population contre les chanoines, les failles personnelles de l’évêque, la réflexion théologique que suscite la secousse albigeoise, le paysage urbain où les métiers deviennent une puissance qui compte… A chaque instant donc il faut croiser les choix spirituels et idéologiques des chanoines et le savoir-faire des artistes. Ensemble ils portent à sa perfection un art du récit jusque là embryonnaire.
Ces collaborations complexes n’empêchent pas, au contraire, une certaine liberté, à la marge, des artistes et artisans. Les chantiers des cathédrales, tous ouverts en même temps en Île-de-France autour de 1200, et à la recherche de centaines de talents disponibles (les fenêtres romanes, plus petites et moins nombreuses n’avaient pas préparé à une telle explosion de la création dans le domaine du vitrail), imposent, par leur nouveauté, de nouvelles conditions de travail. Si seuls les chanoines pouvaient maîtriser un programme iconographique de l’ampleur de Chartres, il leur fallait bien néanmoins laisser une certaine liberté aux uns et aux autres dans un chantier aussi gigantesque: des erreurs d’inscription ici ou là confirment qu’ils n’ont pu surveiller l’ordonnance détaillée de chaque image.